les humanités numériques pour appréhender le numérique sous toutes ses facettes

La place du numérique dans le «Monde d’après» est la question d’actualité à laquelle tout citoyen est invité à répondre. Et dont le but est d’éviter de se murer dans une société du «tout numérique» caractérisée par une forte dépendance à la technologie – exacerbée en période de pandémie – et par un pouvoir quasi-étatique des géants de la technologie.

Les humanités numériques, encore peu connues et mal comprises, apparaissent comme une bouée de sauvetage face aux dérives du numérique. Définies comme l’ensemble des sciences humaines et sociales, des arts et des lettres, elles s’appuient sur l’ensemble des paradigmes, savoir-faire et connaissances propres à ces disciplines, tout en mobilisant les outils et les perspectives singulières du champ du numérique. Elles ne font pas table rase du passé, selon le Manifeste des digital humanities.

Interview de Mathieu Payn, stagiaire chez étic SA pour valider son master en Système d’information à HEC Lausanne où il est assistant de Solange Ghernaouti, professeure et directrice du Swiss Cybersecurity Advisory and Research Group à l’Université de Lausanne.

Le tournant numérique pris par la société modifie et interroge les conditions de production et de diffusion des savoirs. Quelle est votre définition des humanités numériques (digital humanities en anglais)?

La définition des mots est très importante. Notre monde francophone est largement influencé par le monde anglo-saxon. Si en anglais, «digital» s’inspire du monde des chiffres, en français l’adjectif digital s’inspire de nos doigts. Selon l’Académie française, il signifie «qui appartient aux doigts, se rapporte aux doigts». Il vient du latin digitalis, «qui a l’épaisseur d’un doigt», lui-même dérivé de digitus, «doigt». C’est parce que l’on comptait sur ses doigts que de ce nom latin a aussi été tiré, en anglais, digit, «chiffre», et digital, «qui utilise des nombres». Il est donc crucial de ne pas confondre ces deux adjectifs «digital», qui appartiennent à des langues différentes et dont les sens ne se recouvrent pas. La langue française met à notre disposition l’adjectif numérique.

Ce que je déplore c’est la reprise de ce terme anglais digital sans même y réfléchir, sans même prendre le temps de le traduire. Un tel manque de réflexion m’a poussé à chercher plus loin ce qui est donné dans cette vague du numérique.

Les humanités numériques représentent-elles une voix différente de ce discours dominant du tout numérique?

Absolument, elles nous aideront car elles ne sont pas instrumentales et diffèrent du marketing numérique et du discours des Etats. Nous avons besoin du regard de ces disciplines et pratiques sur le numérique. Qui repose lui sur un monde binaire (o ou 1), soit des chiffres. Ce paradigme de base binaire est puissant. Les sciences des religions peuvent nous aider à appréhender les nouveaux rituels apparus dans le cyberespace. Le droit essaye de réfléchir, avec un temps de retard, à moderniser les lois du numérique. L’art numérique est un territoire à part entière à découvrir. La sociologie traite des rapports humains apparus grâce aux nouveaux moyens de communication. Ce ne sont là que quelques exemples du regard que posent les humanités sur le numérique.

Il y a un deuxième mouvement, celui que le monde numérique apporte aux humanités. Ce que le big data peut offrir à l’étude des discours. Ce que permet un logiciel speech to text, qui passe instantanément de l’oral à l’écrit. Les humanités numériques, c’est ce double mouvement d’observation et de transformation des lettres vis-à-vis du numérique.

A votre avis, les humanités numériques permettent-elles la construction d’un univers numérique plus durable?

Je suis profondément animé par le sentiment de justice sociale et je suis persuadé que les humanités numériques en analysant à travers leur prisme multidisciplinaire ce qui se passe dans le monde numérique, créent leur voix propre, qui diffère des discours dominants. Écoutons les humanités numériques, elles portent la solution pour un monde numérique plus durable et plus sobre.

Le monde numérique en termes de consommation d’énergie affiche un bilan carbone peu honorable. Ce constat reste relativement méconnu.

En effet le numérique, malgré son apparente virtualité, repose sur un monde physique.

Il y a du travail. La low-tech de ce point de vue me paraît pertinente. Ce mouvement pousse à se concentrer sur les besoins en premier lieu, puis de développer une solution technique qui y corresponde. C’est un pied de nez salvateur au solutionnisme technique et à la technophilie irréfléchie. La low-tech démontre également que le progrès social n’est pas toujours corrélé au progrès technique: une technologie de faible valeur peut avoir un impact social massif et le dernier gadget à la pointe ne servira à rien.

Mais avant de comprendre la voie dans laquelle Internet s’oriente, ne faut-il pas s’en référer à l’histoire de ses débuts?

Je reste fasciné par le potentiel d’Internet à ses débuts, d’encyclopédie pratique et partage de savoir, qui ont marqué les esprits des pionniers d’Internet. Cette culture est toujours présente, quoique minoritaire aujourd’hui, et se retrouve dans l’Open Source, l’Open Hardware et l’Open Access. Des milliers d’individus anonymes y contribuent à leur échelle, et des figures sortent parfois du lot. Aaron Swartz, dont je décris la trajectoire et les idéaux sur mon blog, en est un exemple tragique.

Les pionniers du net visaient une communication sans limite. En 2020 nous jonglons avec de multiples plateformes de visioconférence pour garder le contact avec nos proches et amis et pour travailler. Chacune de ces plateformes est un jardin gardé pour recueillir les données comportementales des usagers. Nous sommes donc face à un échec total de l’objectif premier d’internet. Et la raison derrière, c’est l’incorporation de la logique commerciale dans cette technologie à son paroxysme. Symbolisée par le Mechanical Turk développé par Amazon.

Comme le dit Antonio Casilli, qui est maître de conférences en humanités numériques à Telecom ParisTech, «Amazon a découvert qu’une foule de tâcherons est tout aussi compétente qu’une élite d’experts pour l’interprétation de textes ou l’annotation d’images». La plateforme a été nommée Amazon Mechanical Turk en clin d’œil cynique au Turc mécanique, un automate construit à la fin du XVIIIe siècle qui jouait aux échecs seul et battait la plupart de ses opposants. En réalité, son socle cachait un humain qui actionnait son bras et faisait bouger les pièces grâce à des aimants, et cette supercherie est devenue au fil des siècles la métaphore de toute technologie présentée comme extraordinaire mais en réalité permise uniquement par un travail humain dissimulé.

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