Ainsi pour que la gestion des risques apporte une réelle plus-value à nos choix, elle doit non seulement intégrer les bonnes pratiques méthodologiques, mais aussi maîtriser les biais cognitifs.
L'analyse des rsques pour décider dans l'incertitude
Si l’on ne croise et n’observe que des cygnes blancs, on en déduira – par erreur – que tous les cygnes sont blancs. C’est ce qu’ont longtemps cru les Européens avant de faire la découverte de l’existence des cygnes noirs en Australie.
Pour Pierre Kupferschmid, Associé chez étic SA, chaque individu, ou groupe d’individus, lorsqu’il tente d’appréhender les risques, se base sur ses propres représentations. Or celles-ci ne sont pas une copie conforme de la réalité, elles en sont une construction. Pour chacun de nous, il existe dans l’élaboration de nos représentations des lacunes et des erreurs.
Interview de Pierre Kupferschmid, Associé chez étic SA
Quelle est votre définition du risque?
La norme ISO 31000 définit le risque comme «l’effet de l’incertitude sur l’atteinte des objectifs.» C’est la définition que je retiens et qui me sert de référence. Deux notions clés ressortent de cette définition: l’incertitude et les objectifs. Ou comment atteindre au mieux mes objectifs dans un contexte incertain.
Nous faisons tous de l’analyse de risque, tout le temps et sans le savoir. Par exemple, lorsque nous devons nous rendre au bureau. Nous évaluons la densité du trafic pour estimer le temps de parcours et consécutivement l’heure de départ. Nous évaluons aussi les conséquences d’un éventuel retard: vais-je au bureau pour un meeting très important ou pour accomplir une tâche secondaire? Dans le premier cas, je garde 15 minutes de marge, dans l’autre, pas. En faisant cela, nous appliquons les grands principes de la norme ISO 31000: nous gérons les effets de l’incertitude (la densité du trafic) sur l’atteinte de nos objectifs (être au bureau à une certaine heure).
Quel est le but de l’analyse de risque?
L’analyse de risque est un élément clé de la gestion des risques, c’est tout d’abord un puissant outil d’aide à la décision. Il permet d’aider les décideurs à faire des choix rationnels dans un environnement incertain.
L’un des buts de l’analyse des risques, c’est de comprendre dans quelles proportions l’atteinte des objectifs peut varier et quels sont les facteurs de variation: arriverai-je à l’heure au bureau? Produirai-je selon les prévisions? Mon projet de développement fonctionnera-t-il? Si oui, avec quelle marge d’erreur?
Répondre à ces questions nécessite d’avoir définit des objectifs clairs. Plus les objectifs sont définis clairement, par exemple selon les principes SMART (Spécifique, Mesurable, Atteignable, Réaliste et Temporel), plus l’analyse des risques pourra être précise et pertinente.
L’analyse des risques offre la possibilité d’agir sur les risques pour les modifier. Si arriver en retard au bureau est probable et que j’y vais pour une réunion importante, je vais mettre en place des mesures de réduction du risque: partir plus tôt, utiliser un autre mode de transport… ou ne pas me déplacer et me joindre à la réunion par visioconférence.
Enfin, l’analyse des risques, c’est aussi un outil pour identifier les opportunités: l’effet de l’incertitude sur l’atteinte des objectifs n’est pas toujours négatif. Il peut être aussi positif. Obtenir une meilleure qualité ou consommer moins de ressources que prévu fait également partie du périmètre de l’analyse des risques. Ces risques positifs, ce sont des opportunités. Les identifier, c’est se donner la possibilité de les exploiter.
Quels sont les liens entre l’analyse des risques et une crise, par exemple celle du Covid-19?
Lorsqu’un risque (ayant des effets négatifs) se réalise, il s’agit d’un incident ou d’une crise. Un incident caractérise la réalisation d’un risque avec un effet acceptable. Une crise, la réalisation d’un risque avec un effet non acceptable et nécessitant un mode de gestion particulier pour revenir une situation contrôlée.
Tout le monde avait le risque de pandémie sur son radar, mais très peu de personnes avaient envisagé l’ampleur que prendrait le Covid-19, ni l’ampleur des moyens qui allaient être mis en place pour y faire face.
Vous parlez de risques positifs ou d’opportunité, y en a-t-il eu avec le Covid-19?
Les opportunités sont bien évidemment à chercher au niveau des services en ligne et des fournisseurs d’accès. Les gens étant restreints dans leurs possibilités de déplacements, pousser les services jusqu’à leur domicile devient une réelle opportunité: service de visioconférence, bandes passantes, services de commande en ligne et de livraison à domicile…
Plus localement, l’homme d’affaires Abdallah Chatila identifie aussi rapidement une opportunité en pouvant se procurer des masques à l’étranger et organiser leur acheminement en Suisse où sévit une forte pénurie. La crise du Covid-19 crée une rareté, que Monsieur Chatila transforme en une opportunité, ayant les moyens d’y répondre.
Inventée par l’essayiste Nassim Nicholas Taleb, l’expression «Cygne Noir» est passée dans le langage courant. Elle désigne un événement presque impossible, mais qui se produit tout de même. Le Covid-19 est-il un Cygne Noir, à votre avis?
Le Cygne Noir qualifie en effet un événement conjuguant une probabilité très faible avec des conséquences monumentales. Avant la venue du Covid-19, la probabilité qu’une pandémie provoque de multiples confinements au niveau mondial, était nulle pour la quasi-totalité des décideurs. En cela, le Covid-19 peut être assimilé à un Cygne Noir: une pandémie était tout à fait envisageable, mais avec un tel impact sur nos sociétés, cela ne l’était pas.
Car le Covid-19 a cette particularité de présenter un taux de contagion et de complication relativement élevé. Un taux de contagion plus faible aurait évité que le virus ne se diffuse comme une trainée de poudre. Un taux de complications médicales plus bas aurait éviter l’effet d’engorgement des systèmes de santé.
L’impact du Covid-19 sur nos sociétés est également lié à notre rapport à la maladie et à la mort. Le fort rejet par nos sociétés de ces maux a fait du confinement une mesure proportionnée pour se protéger du Covid-19, cela avec les conséquences économiques et sociales que l’on connaît. Or, si une mesure comme le confinement nous semble aller de soi aujourd’hui, il y a 50 ans, alors que la «Grippe de Hong-Kong» touchait de plein fouet la France, aucune mesure de la sorte n’avait été entreprise.
C’est intéressant de comprendre ici quels sont les facteurs humains en jeu dans la gestion des risques. Si l’aspect technique fait référence à l’analyse des probabilités, à la quantification des conséquences et à l’évaluation de l’efficacité des mesures prises, l’aspect psychologique y joue également un rôle très important, mais rarement abordé.
Evaluer la proportionnalité d’une mesure comme le confinement, c’est poser la question de la valeur de la vie. Avons-nous surréagi? C’est possible. Avons-nous mal réagi? Je ne le pense pas, il a toujours été question de protéger notre système de santé et la vie de nos proches.
On le comprend, tenter de répondre à la proportionnalité du confinement, c’est délaisser en partie l’univers de la raison pour celui, très subjectif, de notre représentation du monde et de nos valeurs.
En quoi notre conception du monde influence-t-elle la gestion du Covid-19?
Concernant le risque de pandémie, avant le Covid-19, le référentiel, pour beaucoup, c’était le «SRAS» de 2003, ayant fait 800 morts et le «H1N1» de 2009, ayant fait 20.000 morts. Soit un impact faible pour nos sociétés. Il s’agit ici d’un biais cognitif. Basé sur une analyse factuelle, plusieurs experts confirmaient depuis plusieurs années le risque probable d’une prochaine pandémie aux conséquences catastrophiques. Et pour confirmer qu’une pandémie pouvait impacter très fortement nos sociétés, en allant plus loin dans temps, nous retrouvions la «Grippe espagnole» de 1918.
Ainsi, notre préparation face au Covid-19 est clairement issue d’un biais dans le processus d’élaboration de nos représentations. Le risque perçu n’était pas le bon. Nos représentations des pandémies donnant une place prépondérante au «SRAS» de 2003 et au «H1N1» de 2009. Nos représentations, sans doute aussi, surévaluant notre maîtrise des sciences de la vie.
Comment est-il possible de maîtriser ces biais?
Il convient de les connaître autant que possible. Cela est bien évidemment difficile, car il en existe des centaines. Mais passer en revue les plus fréquents et les plus plausibles compte tenu du contexte permet de se poser les bonnes questions.
Travailler en équipe permet d’intégrer de nouvelle idées, de nouveaux points de vue. Le challenge des idées fait partie du processus de correction des biais. Il faut rechercher la contradiction. Etre contredit, lorsque que cela améliore la pertinence de l’analyse, ce n’est pas être pris en faute, c’est gagner en performance.
C’est aujourd’hui le jour de la rentrée, comment abordez-vous cette période?
Aujourd’hui, les chiffres qui nous sont donnés concernent le nombre de nouveaux cas. Cette variable n’est pas suffisante pour comprendre l’évolution du risque. Puisque l’objectif est la préservation de notre système de santé et la vie de nos proches, le taux de disponibilité des lits dans les hôpitaux et le taux de mortalité sont des indicateurs importants. Ceux-ci semblent pour l’instant sous contrôle.
Il semble que nous soyons en Suisse dans une position où les nombres de cas positifs augmentent, sans pour autant impacter significativement l’engorgement des hôpitaux et le taux de mortalité. Cela pose à nouveau la question de la proportionnalité des mesures.
En conclusion de cette interview, quel conseil pouvez-vous donner en matière d’analyse des risques?
Pour dégager toute la plus-value qu’apporte l’analyse des risques, il faut l’ancrer dans les processus de prise de décisions.
Il faut que les résultats de l’analyse des risques soient assimilés par les décideurs. Des tableaux trop complexes, des analyses trop détaillées peuvent brouiller les messages. Il est important que les conclusions des analyses répondent aux préoccupations des décideurs et aux enjeux auxquels ils font face. Les résultats de l’analyse des risques doivent parler leur langage. Ceux-ci ont alors les moyens de prendre les bonnes décisions, dans un contexte d’incertitude élevée. Et ainsi de conduire leur entreprise là où ils le souhaitent.